À Ger, en Béarn, où il cultive le haricot Tarbais et un certain art de vivre, il s’essaie au bonheur simple d’exister, dans un pays de terres heureuses et de terroirs exceptionnels, dont il attribue les vertus à la chance et au génie de ses habitants.
« Je suis né dans cette ferme en 1957. Jusqu’à l’âge de 17 ans je ne suis jamais allé plus loin que la mer. Et puis je suis parti étudier à l’École d’ingénieurs de Toulouse Purpan. Là-bas, dans une grande salle climatisée, il y avait un ordinateur, un IBM de 16 bits de mémoire. C’était énorme pour l’époque. Ça m’intriguait beaucoup. J’ai commencé à m’intéresser de près à l’informatique, et finalement j’ai fait mon stage de troisième année en travaillant sur un logiciel d’alimentation des vaches laitières. C’était un programme sympa. Il s’est même bien vendu, chose exceptionnelle pour un travail d’étudiant.
» En attendant que ma femme finisse ses études de médecine, j’ai décidé de monter une petite société d’informatique avec l’argent généré par la vente du logiciel. J’ai vivoté quelques temps, jusqu’a l’arrivée à Purpan d’un nouveau directeur, un jésuite, qui avait des relations avec Jean-Jacques Servan Schreiber, fondateur en 1981 du Centre Mondial Informatique et Ressource Humaine. Le directeur m’a proposé de travailler avec le Centre sur l’intelligence artificielle, et d’étudier ses applications dans l’agriculture. Il m’a donné un bouquin en anglais sur le sujet : j’ai mis quatre jours à temps plein pour comprendre les quatre premières pages. J’ai dû réimaginer le sens des termes pour y parvenir, mais une fois les premières pages assimilées, le reste est devenu limpide.
» C’est dans ce cadre que j’ai eu l’opportunité de partir aux États-Unis pour être formé à la Carnegie Mellon University. J’en suis revenu avec un acquis technologique que les autres n’avaient pas. J’ai alors eu la chance de travailler sur des ordinateurs classés secret défense, et de poursuivre les activités de ma société. Le Centre Mondial Informatique a fini par être fermé car il ne tenait pas la route, sauf notre département qui a eu les félicitations de la Cour des comptes !
» Pour rebondir, j’ai trouvé une accroche avec une société parisienne qui m’a introduit auprès de grandes banques et de grandes entreprises. Nous étions alors loin du domaine agricole. On a accompli de belles choses, notamment la première machine à lire l’écriture manuscrite, et des routeurs intelligents de messages bancaires internationaux.
Jean-Paul
Patacq
Producteur de Haricot Tarbais à Ger
Jean-Paul Patacq, paysan, fils de paysan, écrivain, ingénieur…
Producteur de Haricot Tarbais IGP et Label Rouge, Attentif à la dimension sociale de son activité, au partage et au facteur humain.
» Plus tard, avec les premières difficultés de ma société et l’évolution de la situation familiale (quatre enfants, et mon père qui voulait arrêter l’exploitation) nous avons pris la décision de revenir à la ferme. Depuis je vis et travaille sur la terre de mes ancêtres. C’est une rareté dans ce monde. Je m’aperçois peu à peu de la singularité que cela représente. Les plus vieux papiers de la maison datent de 1600 mais il est probable que ma famille soit ici depuis les Wisigoths. La suite est un peu plus atypique : le père de ma femme vient de Lituanie et sa mère de Paris. Notre famille est un mélange de cultures. Je n’ai pas essayé de reproduire un schéma familial ou un parcours de vie particulier. Je me suis laissé guider par les événements, tout en gardant à l’esprit la nécessité de conserver l’équilibre en toute chose, ce qui est la règle la plus importante que mon père m’ait enseignée.
» On a continué les activité de la ferme comme le maïs et les fétuques (des semences pour le gazon) tout en se focalisant de plus en plus sur le Haricot Tarbais, qui était en pleine renaissance. Aujourd’hui, il est central chez nous. On a commencé par du sec, puis continué avec du frais avant de se lancer dans la conserve.
» Le Tarbais, c’est un haricot particulier, compliqué à cultiver, qui demande beaucoup de travail à la main. Autrefois tout le monde en faisait ici. Il n’existe aucune étude scientifique sur le sujet, mais la connaissance que j’ai des traditions locales me fait penser que la sélection s’est faite par compétition festive. Je m’explique : dans ces campagnes les gens étaient pauvres. Ils ne mangeaient de viande que pour les repas de fête au cours desquels le seul légume qu’on présentait sur la table était le haricot. Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais c’était la tradition. Le jeu était alors de servir le haricot avec la peau la plus fine. On comparait le sien avec celui des invités, des amis, des parents, et si jamais on trouvait mieux ailleurs on emportait chez soi quelques grains pour les planter.
» C’est un technicien de la Chambre d’agriculture qui a relancé le Tarbais dans les années 1980 avec l’aide de quelques hariculteurs. Ils ont proposé à tous ceux qui le souhaitaient de porter leur semence. Ils en ont obtenu 60 et ont choisi la meilleure. Ils ont accompli un boulot formidable : le haricot sélectionné a une peau très fine, un goût suave et une capacité extraordinaire à s’imprégner de la saveur des ingrédients avec lesquels on le cuisine.
» Cultiver du haricot, ce n’est pas simple. On est même dans le cas de culture le plus compliqué. On a besoin d’un tuteur, le maïs, et de plusieurs passages de cueillette. Contrairement au haricot nain qu’on peut ramasser d’abord et trier ensuite, le Tarbais a une floraison et une maturité étagée. Quand le bas est mûr on n’a pas encore de fleur en haut du pied. Il faut donc passer plusieurs fois. La formation des cueilleurs est très importante, en particulier pour les haricots destinés à être vendus frais : il faut qu’il ait plus de trois grains, que les gousses soit attachées, qu’il n’y ait pas de moisissure, pas de morsure de chenille etc.
» C’est très manuel, donc on fait travailler beaucoup de monde. C’est un des bons côtés de l’affaire, et une des raisons pour lesquelles on continue, même si cela représente une grande contrainte. On fait bosser une soixantaine de cueilleurs sur les deux mois et demi que dure la saison. On a la chance de pouvoir proposer un boulot qui ne demande aucune compétence. Cela permet d’employer des gens qui galèrent et qui ne trouvent pas de boulot ailleurs. Des gitans, des marginaux, des paumés, des gars qui sortent de taule. Ils réapprennent à bosser, à se lever tôt, à toucher un salaire, à être fiers de leurs efforts. Je leur répète sans cesse qu’ils participent à quelque chose d’important, de bon, de bien, et que leur part de travail est capitale.
» Le Tarbais bénéficie de deux labels : un label Rouge et une Indication géographique protégée. Ce sont des contraintes importantes pour les paysans, et l’assurance pour le consommateur d’acheter un produit de grande qualité. En choisissant un haricot qui n’est pas labellisé, on peut tomber sur le meilleur comme sur le pire. Ces appellations sont d’ailleurs le grand génie de la France. Il n’y a aucun autre pays qui avec du lait arrive à faire 400 fromages différents ! Aucun peuple sur la planète qui n’élabore autant de vins différents. C’est affaire à la fois d’état d’esprit et de terroir. La France est une terre fabuleuse où il suffit de faire 50 km pour changer de pays, de terre, d’hommes, de climat. Et ce qui unit les habitants de ce pays-là, c’est l’envie de créer, d’avoir une particularité, une fierté, de rechercher, de peaufiner, de ne pas se contenter de ce qui se fait, d’aller vers le mieux, le meilleur, le particulier, l’identifiable. On a ce génie. Il faut s’en rendre compte et entretenir ce talent en créant sans cesse.
» Il y a une vraie disposition de la France pour ces choses-là. La vraie richesse de la France c’est son agriculture. Il suffit de traverser le pays pour s’en rendre compte. C’est la matière de notre valeur ajoutée. C’est le soleil qui nous la donne. On n’a pas de minerai, pas de pétrole. On a du talent, du soleil, des terroirs… On peut faire le tour du monde, on ne trouve aucun équilibre aussi fertile ailleurs, aucune terre aussi bien cultivée que la nôtre. C’est le résultat de l’effort de paysans qui se sont creusés la tête pour nourrir le pus grand nombre. Aujourd’hui on crache sur cette génération, pourtant on lui doit tout. Pendant que nous faisions cet effort en France, les autres ne le faisaient pas. C’est pour cela qu’on a les terres les plus heureuses du monde et les semences les plus adaptées à notre pays et nos terroirs. C’est une richesse énorme.
» Le travail est là, dans cette recherche. Ensuite, vous savez, ce ne sont pas les paysans qui font pousser les plantes. On ne fait que de la mise en conditions pour que la vie s’exprime. Que de la mise en scène. Le reste nous dépasse parce qu’on ne connaît pas l’intimité de ce processus élémentaire simple et complexe à la fois. Notre ignorance est une chance parce qu’elle promet de grandes découvertes pour demain.
» Pourvu que je crée, je suis content. Que ce soit en intelligence artificielle ou en haricot, ce qui m’importe c’est la création. Ici, dans ces champs, on peut être un créateur permanent. Je crée des machines, des processus… Ce que je fais est cohérent avec ce que je crois être la vocation d’un homme, c’est-à-dire la participation honorable à une création. Ça rejoint la spiritualité. Si on estime que le monde est inachevé et qu’on participe à son amélioration, on vit en harmonie avec lui. C’est cohérent et ça remplit une vie.
» C’est d’ailleurs la caractéristique de l’esprit humain, ce besoin de créer et de découvrir. Il ne se contente jamais de ce qu’il a. C’est à la société de lui fixer des limites et de juger ce qui est bon ou pas. C’est une responsabilité politique. Sur les OGM aujourd’hui, en sait-on assez pour se lancer ? Je ne sais pas. Je suis pour le travail de recherche sur les processus intimes du gène. Le gène, comme le cerveau, est un monde à explorer. Je ne suis pas contre le fait de continuer à réfléchir, à travailler, à rechercher, au contraire. Je suis même désespéré que les jeunes perdent l’envie des sciences. C’est une bêtise. Il faut leur redonner du tonus car tout reste à faire… Ce ne sera pas facile. Les jeunes hésitent à devenir paysans. Ils ne comprennent plus l’intérêt de la création. Les tenants des métiers de transmission, journalistes et professeurs en tête, leur ont cassé le moral, transmis la vision perpétuelle du verre à moitié vide. Pourtant un verre à moitié rempli c’est déjà un verre (quelle invention extraordinaire!), c’est aussi de quoi boire et c’est enfin le signe qu’il reste quelque chose à remplir, à inventer, à créer. Et la France est un pays idéal pour cela. On est dans un pays de liberté ! Où est-on plus libre qu’ici ? Les pays libres se comptent sur les doigts des deux mains.
» J’aimerais que l’école cesse de considérer les termes capital, production, argent, création, comme des gros mots. Il faut autoriser les gamins à voir la beauté de la création et le plaisir de la recherche. Il faut faire sauter la barrière hermétique entre les têtes conçues et la pratique des métiers. C’est une frontière idiote avec le monde réel. Dans l’éducation des enfants il n’y en a que pour la tête, le jeu et les loisirs. On en fait des handicapés manuels. Ça n’aurait pourtant rien de choquant de savoir faire du béton ou découper à la meuleuse à 12 ans !
» Mais au lieu de cela, toute création n’est vue que par le prisme des déchets et de la gestion de l’eau. On a 6 enfants, ils ont tous visité la station d’épuration mais jamais le moindre artisan, le moindre paysan. De la sixième à la terminale on leur apprend le cycle de l’eau. Mais qu’est-ce que c’est que cette société qui ne se voit que par le prisme du déchet ? Prenons plutôt exemple sur ceux qui créent ! Que les enfants aillent voir ceux qui font ! On est une société aboutie mais rien n’est terminé ! Il faut nourrir le monde. Et quand on sera plus de 30 milliards sur la terre il faudra aller chercher ailleurs ! Ce sont des perspectives pour l’avenir ça, non ?
» Ce défaut d’éducation explique en partie la vision déformée qu’ont les citadins du monde paysan. Pour se sortir de l’enfermement et de l’emprise de la ville, ils fantasment une agriculture qui n’existe pas. Ils la voudraient comme ils l’imaginent mais c’est idiot : que l’agriculture réelle est bien meilleure et ils s’en apercevront tôt ou tard ! Par exemple, les paysans sont respectueux de la nature à un point qu’on n’imagine pas. Les gens qui leur tapent sur la tête ne le savent pas, ne les connaissent pas. En France les terres n’ont jamais été aussi bonnes, aussi fertiles, aussi heureuses, aussi équilibrées. Des cultures bien nourries, sans carences, soignées surtout.
Tout comme on ne refuse pas à un type malade de le soigner, il ne faut pas refuser ce droit à une plante. S’il y a une lutte, si l’ennemi veut te tuer il faut se défendre. Il ne faut pas avoir peur de tuer, si c’est pour se défendre.
» Notre chance c’est la mondialisation. Pour la première fois dans l’histoire du monde on entrevoit un développement pacifique de tous les pays. Quand j’étais petit ce n’était pas possible. On pensait conflit. On avait les Russes et leurs SS-20 pointés sur nous. Quand les pays en développement auront acquis un peu d’aisance ils voudront visiter ceux où il y a une culture, des choses à voir, à goûter ! Ils vont découvrir la diversité de nos terroirs. Ils vont vouloir manger ce qui est bon, profiter de ce qui est agréable, visiter ce qui est beau. Nous avons tellement à offrir dans ces domaines… Rien n’est fini. Tout reste à faire.
« Fais de ton mieux avec ce que tu as. »
Huguette Méliet - Chef cuisinière